in War Raok ! - n° 66 - Mars 2023
Le Portugal et la Bretagne ont de nombreux points en commun, que ce soit au plan culturel (les Lusitaniens au nord du Tage étaient des Celtes comme l’atteste la toponymie), religieux (catholicisme marqué par l’importance du culte marial ici, et de Sainte Anne là), géographique (deux pays de la mer). Et stratégique : ce sont l’un et l’autre des petits pays de taille et de population historiquement comparables, menacés par des grandes puissances de civilisation tellurocratique (la Castille ici et la France là). L’un et l’autre ont longtemps eu maille à partir avec leur puissant voisin. Le Portugal a d’ailleurs été rattaché à l’Espagne de 1580 à 1640. Par mariage et héritage et non par conquête comme l’Écosse par exemple.
Mais leurs destins ont été tout autres. Le Portugal a su reconquérir son indépendance. Définitivement en 1640 quand le soulèvement du duc de Bragance a pu profiter de l’intervention de Louis XIV en Catalogne dans le cadre de la Guerre de trente ans, l’Espagne ne pouvant alors pas combattre sur deux fronts. La Bretagne a perdu la sienne. Mais deux batailles décisives ont fait basculer l’histoire de l’une et l’autre terre : Aljubarrota (14 août 1385) pour le Portugal et Saint-Aubin-du-Cormier (28 juillet 1488) pour la Bretagne.
Les issues de ces batailles ne sont pas le fruit du hasard. Elles sont bien au contraire celui de facteurs complexes. Qu’il convient d’analyser pour en tirer des leçons, valables jusqu’à aujourd’hui sur le fond stratégique.
L’origine de la crise est le roi Pierre 1er. Ce prince valétudinaire a laissé derrière lui, à tort ou à raison, la réputation d’un roi faible guidé par ses instincts et notamment son goût immodéré pour le beau sexe. Avec des conséquences politiques graves : il s’est entiché d’Inès de Castro, dame de compagnie de son épouse castillane. Scandale de mœurs mais surtout problème politique, car Inès de Castro la Galicienne est réputée courir pour la cause castillane. Elle finit assassinée pour cette raison, tragédie faussement romantique qui a laissé de nombreuses traces dans la légende et la littérature portugaise et jusqu’à Henri de Montherlant en France (La Reine Morte).
Les acteurs politiques : c’est ici qu’interviennent les personnages essentiels de la cause indépendantiste lusitanienne. Le roi Ferdinand 1er était le seul fils légitime survivant de Pierre 1er. Ce dernier, qui aimait courir la gueuse, avait néanmoins laissé plusieurs fils illégitimes. Parmi ceux-ci un certain João (Jean) a été particulièrement distingué par l’entourage du roi, inquiet de la succession et de la menace castillane, le roi Juan de Castille (également Jean, d’où mon emploi des noms portugais et espagnols) du fait de ses qualités humaines. Pierre 1er hésite, et ne fera jamais de João son héritier officiel. Mais il finit par lui confier le commandement d’un ordre de chevalerie certes mineur, mais portugais par opposition aux templiers puissants dans son royaume : l’ordre des chevaliers d’Avis. C’est ainsi que naît le personnage de Dom João de Avis, qui fait ici ses premières armes, apprend le commandement et se constitue ce qu’on appelle aujourd’hui un réseau.
Un second personnage clé apparaît en la personne de Dom Nuno Alvares Pereira. À la mort du roi Ferdinand, le roi Don Juan de Castille revendique la couronne du Portugal : il en est en effet l’héritier légitime par son mariage avec Béatrice du Portugal, sœur du défunt roi Ferdinand 1er, alors que Dom João de Avis n’est qu’un bâtard. Et il envahit le Portugal à la tête d’une petite armée, persuadé qu’il ne rencontrera pas de résistance après une première victoire navale sur les Portugais. Erreur, car un homme se lève pour s’opposer à lui : Dom Nuno Alvares Pereira. Cet homme est issu de la petite noblesse, qui soutient la candidature de Dom João de Avis … et contre toute attente remporte un premier succès à la bataille des Atoleiros (6 avril 1384), à la tête de 1.600 braves décidés à barrer la route aux 5.000 chevaliers castillans.
Les acteurs sociaux : on a vu que, comme en Bretagne où la haute noblesse comme les Rohan trahit (voir aussi le film Braveheart de Mel Gibson), la haute noblesse portugaise soutient le roi castillan alors que la petite noblesse, la bourgeoisie et le peuple soutiennent Dom João de Avis contre Juan de Castille et ses alliés français.
La géniale stratégie portugaise : quand se répand l’annonce que Don Juan de Castille revient à la charge avec une armée de 30.000 chevaliers (dont de nombreux français, alliés de la Castille en cette période qui succède à la première paix franco-anglaise de 1380 obtenue par Bertrand du Guesclin), les héros de l’histoire s’allient. Dom João de Avis nomme Dom Nuno Alvares Pereira connétable du Portugal après s’être fait proclamer roi par les Cortes réunies à Coimbra le 6 avril 1385. Et les deux hommes rassemblent leurs maigres forces : 1.000 chevaliers de l’ordre d’Avis (une troupe d’élite il est vrai), 3.000 chevaliers et fantassins portugais issus du ban et de l’arrière-ban, et 1.000 archers gallois dépêchés par le roi d’Angleterre, qui a entendu l’appel de détresse de sa fille, Philippa de Lancastre, épouse de Dom João de Avis.
Une armée de 5.000 Portugais fait donc face à l’ost castillan de 30.000 hommes. À 1 contre 6, on ne donne pas cher de leur armée. Mais Dom Nuno Alvares Pereira propose une géniale stratégie : il poste son armée le dos à une forêt, ce qui empêche toute attaque à revers ; et bordée des deux côtés par deux rivières infranchissables, ce qui empêche toute attaque sur les flancs. Ainsi, les Castillans peuvent seulement attaquer de front, et ce sur un front étroit qui réduit leur avantage numérique à néant. Le roi et son connétable disposent leur armée sur deux rangs : la première ligne, commandée par Dom Nuno Alvares Pereira, compte en son centre les cavaliers démontés du ban, est bordée sur les côtés par les arbalétriers portugais de l’arrière-ban et les archers gallois. La seconde ligne est constituée des chevaliers d’Avis, commandés par le roi. Et pour couronner le tout, Dom Nuno Alvares Pereira fait préparer le terrain situé devant son armée avec une multitude de pièges à loups. Ainsi, les Franco-Castillans devront eux aussi démonter, et se frayer à pied un chemin à travers une multitude d’embûches pour parvenir jusqu’à leurs ennemis.
Cette géniale stratégie fonctionne à merveille : les Franco-Castillans chargent péniblement les rangs portugais toute la journée du 14 août 1385, mais sans succès et doivent se retirer après des pertes moyennes. Mais au retour vers la Castille, ils doivent diviser leur armée affaiblie pour traverser plusieurs cols. Là, les paysans et montagnards portugais leurs infligent de terribles pertes à coups d’instruments agricoles (les Français connaîtront le même sort en 1808, 1810 et 1811)… Ils ne reviendront plus jamais de cette manière !
Le contexte de la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier : la Guerre Folle et les invasions françaises de la Bretagne de 1487 à 1491
Les acteurs politiques : on a une situation inverse à celle d’Aljubarrota ; autant Anne de Beaujeu, régente de France pendant la minorité de Charles VIII, est une maîtresse femme et son capitaine, Louis II de La Trémoille un grand chef de guerre, autant le duc François II fait pâle figure à côté de Dom João de Avis, et le commandement breton est sans unité et sans stratégie. Pas de Dom Nuno Alvares Pereira…
Les acteurs sociaux : comme au Portugal, la petite noblesse, la classe moyenne et le peuple sont hostiles à la fin de l’indépendance, alors que la haute noblesse est prête à la trahison et livrera d’ailleurs des forteresses de frontière à l’ennemi (Rohan). D’ailleurs, ce sont de valeureux membres de la petite noblesse qui prolongeront la guerre jusqu’en 1491… malheureusement sans chef charismatique !
Mais le duc François II ne tentera jamais de mobiliser les forces vives de son duché. Son armée de Bretons, Gascons, Normands, Espagnols et Anglo-gallois auxquels se sont joints des princes français en révolte contre le pouvoir royal (dans le cadre de la « Guerre Folle ») n’est pas motivée par le patriotisme. Et, partant de François II, j’aurais tendance à dire la même chose d’Anne de Bretagne, devenue à tort le symbole du pays. Anne se plaindra et marchandera beaucoup, mais nous avons eu des femmes d’une toute autre trempe à la tête du pays, comme les régentes Havoise de Normandie, Ermengarde d’Anjou, les duchesses Berthe, Constance et Alix, sans parler de Jeanne la Flamme. Des femmes qui ont su mobiliser les combattants de leur cause. Avec succès. Anne négocie en position de faiblesse. Or la force prime le droit.
La piètre stratégie bretonne : avec 10 à 12.000 hommes contre 15.000 Français, l’armée bretonne est, en 1488, en bien meilleure position que la portugaise un siècle auparavant contre les Castillans. Mais il n’y a pas d’autre stratégie qu’un choc frontal entre deux armées hétéroclites (l’armée « française » compte beaucoup de mercenaires allemands et suisses), l’armée royale étant avantagée par une artillerie nettement supérieure à la bretonne. L’issue de la bataille était donc écrite d’avance.
Conclusion
Dans les deux cas, les acteurs de la société sont les mêmes : la petite noblesse, la petite bourgeoisie et le bas peuple est patriote, tandis que les puissants grands nobles et bourgeois sont prêts à toutes les trahisons. Ce sont donc bien les chefs qui font la différence : charismatiques ou non. L’importance des forces en jeu est (presque) indifférente. La qualité prime sur la quantité.
Fulup Perc’hirin